Georges Anawati (1905-1994)

Le dominicain Georges Chehata Anawati appartient à cette lignée d’islamologues catholiques, engagés dans le dialogue islamo-chrétien, avec leur regard de chrétien arabe. Louis Massignon a eu une influence déterminante sur ses choix intellectuels, comme en témoigne la correspondance qu’ils ont entretenue de 1934 à 1961.

Né en 1905 dans une famille orthodoxe d’origine syrienne dans la très multiculturelle Alexandrie du début du XXe siècle, Georges Anawati se convertit au catholicisme lors de ses études secondaires chez les Frères des Écoles chrétiennes. Destiné par son père à devenir pharmacien, il entreprend des études scientifiques à Beyrouth et à Lyon, mais ce projet de vie ne le satisfait pas. Un long cheminement personnel et quelques rencontres providentielles l’amènent à entrer chez les dominicains en 1934.
Une question le taraude : pourquoi l’islam ? « Oh, je sais les préventions contre l’islam ; elles sont nombreuses et tenaces. Je me réserve de revenir sur un sujet aussi intéressant et qui jusqu’à maintenant m’attire irrésistiblement », écrit-il dans son diaire le 16 mars 1933, après la lecture d’un texte de Renan.

Anawati est un lecteur boulimique et cherche son chemin. Conseillé par Youssef Karam, un philosophe thomiste d’origine libanaise, Anawati écrit le 11 avril 1934 à Louis Massignon qui lui rend visite au noviciat, en compagnie de Mary Kahil, le 26 juin 1934. « Je viens pour m’excuser, lui dit Massignon ; je n’ai pas répondu à votre lettre. Elle était très précise ; j’ai été pris », rapporte t-il dans son diaire du 26 juin 1934. . L’homme l’impressionne : « un homme aux yeux verts, brillants, ardents, aux traits creusés. Un visage quelque peu fiévreux ».
De leur conversation, on ne sait que des bribes, écrites à la hâte après leur entretien : « la Révélation, d’abord à Moïse, c’est le début ; l’épanouissement : le christianisme ; calcination : l’islam ; tout est durci chez eux ». Ces propos sont rapportés par Anawati lui-même, sans plus de détails, lors du colloque du Centenaire de la naissance de Louis Massignon au Caire, en 1983. L’important est dans la prise de contact. Leur correspondance sera épisodique, mais jouera un rôle important au moment où le jeune dominicain égyptien fait ses choix de vie future : « ne pouvant vous écrire, je prie et souvent, très respectueusement pour votre vocation », écrit Massignon au jeune religieux, le 6 janvier 1936. Le 18 juillet 1939, alors que Georges Anawati s’apprête à célébrer sa première messe, un Monsieur distingué frappe à la porte de la sacristie demandant à servir la messe du jeune prêtre : c’est encore Louis Massignon ! Désormais, ils ne se perdront plus de vue.

Au terme de ses études de philosophie et théologie en France, le jeune dominicain égyptien est choisi par le père Marie-Dominique Chenu, recteur des facultés dominicaines du Saulchoir, pour préparer la fondation au Caire d’un centre de recherche sur l’islam. Médiéviste, Chenu sait l’importance des sources arabes dans la transmission de l’héritage grec à la scolastique médiévale et veut préparer une équipe de spécialistes. Massignon le sait aussi et recommande à Anawati de « remonter les sources du thomisme, notamment en étudiant Avicenne et Averroès ». Il doit donc se spécialiser en études arabes et islamologiques et a besoin d’être orienté. Deux personnes vont alors jouer un rôle essentiel : Louis Massignon et Jean-Mohamed ‘Abd el-Jalil . Plusieurs rencontres ont lieu à Paris, à domicile de Massignon, rue Monsieur. Un entretien déterminant a lieu le 11 avril 1940 au Ministère de la Guerre, où Massignon a donné rendez-vous au jeune dominicain, qui note les recommandations suivantes de l’islamologue :
– «  me donne des renseignements sur les diverses personnes qui s’occupent d’études arabes et me conseille d’entrer en relation avec elles, en se recommandant de lui ; liste ci-jointe.
– me promet de me donner les renseignements que je lui ai demandés pour sujet de thèse.
– trouve que le rôle de l’Ordre O.P. (= dominicain) c’est d’étudier à fond la structure de l’islam au point de vue philosophie et théologique.
– Ne pas minimiser l’islam. Parole de Monchanin qu’il aime : « même si tous les musulmans étaient convertis, le problème de l’islam reste entier ». »

« Ne pas minimiser l’islam » : ce changement de regard, d’attitude fait peu à peu son chemin chez Georges Anawati qui, rappelons-le, est un chrétien oriental, porteur d’une longue tradition faite de familiarité et de méfiance vis-à-vis de l’islam.
Pourtant, voici ce qu’écrit Anawati au cours de l’été 1941 après la lecture du livre  de Taha Hussein, Mustaqbal al-ṯaqāfah fī Miṣr, L’Avenir de la culture en Égypte,  publié en 1938: « l’islam a été un facteur non seulement local, circonscrit dans son action sur un petit domaine, mais il a une signification mondiale […]. Dans le mouvement général de la culture, il faut faire sa place à l’islam et aux peuples qu’il a soulevés ». Sur les conseils de Massignon, il part se former à Alger où il va résider de 1941 à 1944. La guerre a contraint un certain nombre d’orientalistes à quitter la France et lui vaut de trouver à Alger un milieu intellectuel à la fois stimulant et décevant. En effet, l’agnosticisme de certains de ses maîtres et leur manque fréquent d’empathie à l’égard de l’islam lui déplaisent. Aussi est-ce avec un extrême intérêt qu’il rencontre, toujours sur le conseil de Massignon, un Petit frère de Jésus, disciple de Charles de Foucauld, qui vit à Abiodh Sidi Cheikh, dans le Sud algérien : Louis Gardet. Une grande amitié naît entre eux et leur collaboration va durer quarante ans. Durant ces années de la guerre, deux autres jeunes religieux dominicains se préparent aussi à partir pour le Caire : Jacques Jomier et Serge de Beaurecueil. Massignon joue aussi un rôle important dans leur orientation. Alors qu’Anawati se spécialise en philosophie arabe médiévale, Jomier opte pour l’exégèse coranique et Beaurecueil pour l’étude de la mystique musulmane.  Ils constitueront le noyau fondateur de l’Institut dominicain d’études orientales (IDEO) qui naît au Caire, après leur retour entre 1944 et 1946.

Le rôle de Massignon ne s’arrête pas là, car il va accompagner le développement de l’IDEO, officiellement créé en 1953, quelques années après le retour au Caire du trio fondateur. A rebours de d’autres institutions catholiques en pays musulman, l’Institut dominicain se refuse systématiquement à tout prosélytisme. Faisant leur la maxime de Massignon « pour connaître l’autre, il ne faut pas se l’annexer, il faut devenir son hôte », les dominicains de l’IDEO s’efforcent de créer avec leurs partenaires musulmans une relation basée sur la compétence, la confiance et l’amitié. Leur priorité va à l’étude du patrimoine arabo-musulman, comme le montre l’ouvrage majeur publié par Anawati et Louis Gardet en 1948 Introduction à la théologie musulmane. Essai de théologie comparée ainsi que ses nombreux ouvrages sur Avicenne, Averroès et les grands auteurs de l’islam classique.
Membres de la Badaliya, les dominicains retrouvent chaque année Louis Massignon lorsqu’il vient au Caire pour les sessions de l’Académie de la langue arabe. On trouve ainsi régulièrement sa signature sur le livre d’or du couvent dominicain d’Abbasieh, lors des thés organisés par le P. Anawati pour honorer ses hôtes. Au Caire, ils fréquentent les mêmes cercles : Taha Hussein, Ibrahim Madkour, le centre Dar es-Salam (« la Maison de la Paix »), la Badaliya, Mary Kahil et la fraternité islamo-chrétienne Ikhwân al-Safa’ (les Frères sincères) créée en 1941, réunissant des chrétiens et des musulmans. Massignon continue à guider Anawati dans ses recherches, comme le montre cet extrait d’une lettre du 29 mars 1949 à G. Anawati alors qu’il travaille à Istanbul sur un recensement des manuscrits d’Avicenne : « Votre nom est souvent un « Sésame ouvre-toi » ».

Cette relation de profonde confiance entre Massignon et le Père Anawati ne va pas néanmoins sans questions. Formés en théologie, les trois jeunes dominicains de l’IDEO sont perplexes devant les idées avancées par L. Massignon dans son ouvrage de 1935 Les trois prières d’Abraham. Ils sont plus qu’hésitants à reconnaître l’authenticité prophétique de Muhammad ainsi que l’inspiration divine du Coran ; Massignon, quant à lui, croit que le prophète de l’islam a été sur le bord de la reconnaissance du Dieu d’amour, mais « demeuré sur le seuil, ébloui, il ne tente pas de s’avancer dans l’incendie divin ; et, par cela même, il s’exclut de comprendre ab intra la vie personnelle de Dieu qui l’aurait sanctifié […]. C’est ce qui fait l’importance et le scandale de toute vocation mystique en islam ; il n’est pas permis de chercher à passer au-delà du seuil où Mohamed s’est arrêté, ni de pénétrer dans cette « lumière sainte » promise jadis à Abraham comme son véritable héritage », écrit-il dans l’Hégire d’Ismaël , publié dans Les trois prières d’Abraham.

 C’est à la fois la grandeur et le drame de l’islam. Cela n’enlève pas à l’islam sa mission, celle d’un rappel radical de l’absolu de Dieu, une « lance évangélique qui stigmatise la chrétienté depuis treize siècles » et oblige les « privilégiés de Dieu » à l’héroïsme et à la sainteté. En un mot, comme l’écrit P. Rocalve, pour Massignon, « l’islam était non seulement une vraie religion, avec ses saints, mais une religion vraie qui a sa place dans l’histoire de la Révélation ».Par déférence pour son maître, G. Anawati, garde ses réserves jusqu’à la mort de Massignon, ce que lui reproche parfois Jacques Jomier : « Pour vous le dire franchement, je souffre de vous voir dans le sillage de la rue Monsieur et de ne pouvoir appeler ici par son nom ce qu’elle représente… », lui écrit-il dans une lettre du 27 mars 1956.

Sentant ces réserves, Massignon réagit dans une lettre très dure aux dominicains du Caire qui le sollicitaient pour participer à un numéro de la revue Lumière et Vie sur l’islam. Les accusant de l’inviter à collaborer « par tactique », Massignon conclut dans cette lettre inédite du 5 août 1955 : « Je ne saurais admettre de votre amitié, qui m’a offert l’Hospitalité à l’Abbassieh (pour mon Hôte secret, Dieu merci) chez vous, que vous condescendiez à m’accepter dans ce numéro de revue, par « tactique ». J’aime mieux l’anathème.  » L’honneur, laissons-le à qui le voudra « , m’écrivait Foucauld juste avant d’être tué »  « Comment pourriez-vous mettre mon papier dans le même numéro de Lumière et Vie que les contributions de ceux qui, comme certains des exégètes bibliques parisiens que vous connaissez (que mon article « soyons des sémites spirituels » a choqués) doutent de l’existence historique d’Abraham, en font un simple symbole (encore de la tactique, mais divine ( ?) cette fois) ; ou qui se taisent, comme le P. Jomier à sa soutenance de thèse, lorsque je lui demande si, oui ou non, « Allah » du Coran est le Dieu d’Abraham. Alors que toute ma : position de converti, de pénitent, de « badaliote » dépend, pour être jugée, de cette question fondamentale » .

Anawati répondit longuement, de manière déférente mais claire , dans sa lettre inédite à Louis Massignon du 9 août 1955 : « J’aimerais aussi, puisque cette lettre a pris un ton de confidence affectueuse, attirer votre attention sur le danger qu’il y a d’envisager, dans les questions concernant l’islam, nos points de vue comme étant l’expression absolue de la vérité. Depuis bientôt un demi-siècle vous combattez courageusement, efficacement « pour gagner au monothéisme musulman la sympathie chrétienne ». Les résultats obtenus sont, quand on y songe, formidables : il y a quelque chose dans l’Église, dans l’Occident, de changé dans la façon d’envisager l’islam et ce travail d’assainissement, de vérité, de justice est, certainement, en grande partie, dû à vos efforts, à vos souffrances. De cela vous pouvez remercier le Seigneur et ceux qui, comme nous, vous doivent tant, ne peuvent que le remercier également avec vous. Mais est-ce à moi de vous rappeler le  » mystère  » de l’islam et les redoutables questions qu’il pose à la conscience chrétienne quand on essaie de  » sonder les desseins de Dieu  » à son égard ? Comment dès lors ne pas admettre, une fois sauvegardées, avec intransigeance, les questions de base, qu’il puisse y avoir des divergences d’interprétations parmi les théologiens et les spécialistes de l’islam ? Il y a un vaste domaine de « questions disputées » où chacun s’efforce de voir clair dans la mesure de ses moyens. Allons-nous risquer, par un attachement passionné à notre interprétation de tel ou tel point subsidiaire de doctrine compromettre la position de base, si péniblement acquise (i.e. l’attention sympathique et efficace accordée par l’Église aux problèmes soulevés par l’existence de l’islam) et provoquer un coup de barre malheureux ? Jetterons-nous l’anathème sur ceux de nos frères, de nos amis qui ne partagent pas entièrement notre point de vue ? Pour ma part, je vois combien, même entre confrères ayant reçu la même formation doctrinale, il est difficile d’arriver, sur certains points, à un accord parfait. Souffrez-donc, très cher ami, d’être parfois contredit, même sur des points qui vous paraissent évidents à vous mais que d’autres voient autrement. Personnellement, je laisse à Dieu le soin de juger des fonds des cœurs, essayant, de toute mon âme, mais dans un respect total de la pensée d’autrui, de voir où se trouve la vérité » .
Ce différend ne saurait cacher une profonde connivence : à la manière de L. Massignon, c’est le mélange étonnant de compétence scientifique et de cordialité humaine qui a fait de G. Anawati un artisan remarquable du dialogue avec les musulmans.

Un des fruits de l’influence de L. Massignon sur Georges Anawati est le rôle essentiel qu’il joue au Concile Vatican II où il contribue par ses compétences et son entregent à faire évoluer la position de l’Église catholique sur l’islam. Il est à l’origine, avec le Père Blanc Jacques Lanfry, du recours à certains termes coraniques dans la rédaction finale de la Déclaration Nostra Aetate sur les religions non-chrétiennes : « L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu Un, vivant et subsistant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes… » (§ 3).

Fervent apôtre du dialogue islamo-chrétien, Anawati est aussi un médiéviste reconnu, spécialiste de la philosophie musulmane et de l’histoire des sciences arabes. Auteur d’une vingtaine de livres et d’autant d’éditions de textes arabes principalement d’Avicenne et d’Averroès, il a aussi publié de très nombreux articles parmi lesquels on trouve plusieurs hommages à Louis Massignon, qui fut un de ses principaux maîtres.

                                                                                                          Jean Jacques Pérennès, op (IDEO)



Bibliographie :
 

Georges Anawati et Louis Gardet, Introduction à la théologie musulmane. Essai de théologie comparée, Paris, Vrin, 1948, 541 p.  Traduit en arabe, revu et considérablement augmenté, par Farid Jabre et Sobhi Saleh, Falsafat al-fikr al-dînî. Bayna al-islâm wa ‘l-masîhiyya, Dar al-‘ilm li ’l-malâyîn, Beyrouth, 1967-1969, 3 tomes.

Georges Anawati,« Louis Massignon et le dialogue islamo-chrétien. Souvenirs personnels », Louis Massignon et le dialogue des cultures, Paris, Le Cerf, 1996,p.92/ pp. 265-280

Georges Anawati, Le centenaire de Louis Massignon,  Mélanges 17, Mideo, Le Caire du 11 au 13 octobre 1983,  Librairie du Liban, Beyrouth, Institut d’études dominicaines orientales du Caire (IDEO), 1986, pp 271-283

Louis Massignon, Les trois prières d’Abraham, édition hors commerce, 1935 ; réédition, le Cerf, 1997, p. 70 et 71.

Dominique Avon, Les frères prêcheurs en Orient : Les Dominicains du Caire (années 1910-années 1960), Cerf, 2005

Serge de Beaurecueil, Khwādja cAbdullāh Anṣārī (396-481 H. / 1006-1089), mystique hanbalite, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1965, 319 p.

Maurice Borrmans, Prophètes du dialogue islamo-chrétien : Louis MassignonJean-Mohammed Abd-el-Jalil, Louis Gardet, Georges Anawati, Éditions du Cerf, 2009

Taha Hussein Mustaqbal al-ṯaqāfah fī Miṣr, (L’Avenir de la culture en Égypte, le Caire, Dar el-Maarif, 1938, 550 p.

Jacques JOMIER, Le Commentaire coranique du Manâr. Tendances modernes de l’exégèse coranique en Égypte, Paris, Maisonneuve, 1954362 p. 

Jean-Jacques Pérennès, Georges Anawati (1905 – 1994), un chrétien égyptien devant le mystère de l’islam, Éditions du Cerf, 2008 

François Pouillon (Ed.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 18-19

Pierre Rocalve,  Louis Massignon et l’Islam, Damas, IFEAD, 1993, p. 98.



Sources et Archives

Archives de l’IDEO , Bibliothèque de l’Institut dominicain d’études orientales (IDEO), Le Caire
Manuscrits de Georges Anawati et Louis Massignon:
Georges Anawati , diaire du  16 mars 1933; diaire du 26 juin 1934; Lettre  à Louis Massignon, le 29 mars 1949; lettre inédite  à Louis Massignon, 9 août 1955.
Louis Massignon, lettre inédite aux dominicains du Caire, 5 août 1955. 

Bibliothèque franciscaine de Paris